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Du mode d’existence des outils pour apprendre

17 Nov, 1999

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Moeglin Pierre, « Du mode d’existence des outils pour apprendre« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/09-du-mode-dexistence-des-outils-pour-apprendre

La question des outils pour apprendre

Entre éducation et société, la question des outils pour apprendre est une question charnière. Elle doit cette position privilégiée à ce que, centrale dans chacune des deux sphères, elle se trouve aussi à leur intersection.

Difficile de contester, en effet, qu’elle est bien au coeur de toutes les controverses sur les transformations et réformes de l’éducation. Le phénomène remonte à l’époque de l’audiovisuel et des machines à enseigner. Plus lointainement peut-être, aux origines de l’école moderne, au temps du livre scolaire. Aujourd’hui, il revêt toutefois une signification nouvelle.

Ce n’est pas un hasard effectivement s’il arrive régulièrement à l’ordinateur ou à Internet d’être pris pour ce qu’ils ne sont pas, d’être crédités de ce qu’ils ne font que rendre possible : pratiques pédagogiques différentes, contenus d’enseignement originaux, méthodes et des objectifs nouveaux. C’est bien sûr leur prêter injustement des vertus ou des vices. Mieux vaudrait leur reconnaître un rôle plus modeste : favoriser ou accompagner des changements, lesquels empruntent d’ailleurs souvent des voies différentes et contradictoires.

Pour abusive qu’elle soit par conséquent, la métonymie n’en révèle pas moins de quels enjeux majeurs, pédagogiques, éducatifs et culturels ces outils sont investis. Elle le révèle d’autant plus en un moment où, comme nous en faisons l’hypothèse, la généralisation de ces outils s’inscrit dans les contextes d’une mutation fondamentale de la formation, dans le sens de son industrialisation (1).

D’autre part, la question est également au centre des stratégies des grandes entreprises de communication, des politiques publiques et des débats relatifs au projet d’informatisation sociale. Le phénomène n’est pas nouveau non plus. Il y a trente ans, les théoriciens du postindustriel voyaient déjà dans l’éducation le levier par excellence des mutations à venir. En en confirmant l’actualité, la référence à la « Société de l’information » en renforce pourtant la portée. Au passage, elle pousse aussi et davantage encore sur le devant de la scène la question des outils de la formation. Elle rappelle alors que l’éducation constitue l’un des tout premiers marchés pour les technologies d’information et de communication (Tic). Et surtout que, via les outils dont elle se dote, elle est le point de passage obligé de l’acquisition des valeurs, capacités et compétences indispensables aux changements en cours.

Ainsi, fondamentale à chacun des niveaux, la question de ces outils prend plus de relief encore de par sa position intermédiaire entre l’un et l’autre. Comme l’écrit Gaëtan Tremblay (1998, pp. 53-54) à propos de la technologie, « elle donne prise tout à la fois aux espoirs de réforme des innovateurs pédagogiques, qui y voient les instruments indispensables à une rationalisation des modes d’apprentissage, et aux aspirations des industriels et des commerçants, qui misent sur son potentiel pour vendre équipements et contenus. » C’est donc de leur ambivalence que les outils pour apprendre tirent leur importance. Simultanément dans et hors l’école, ils cristallisent et révèlent l’ensemble des problèmes et enjeux liés aux rapports que l’appareil de formation (sur la voie de son industrialisation) entretient avec les autres structures sociales (sur celle de leur informatisation).

S’en trouve prolongée l’hypothèse de Bernard Miège (1989, pp. 76-77), selon laquelle la communication intervient directement dans la redéfinition de l’éducation et de sa place dans la société. N’en sont également que ravivés l’intérêt de la question et la nécessité de l’examiner avec toute l’attention requise.

Or, que constate-t-on du côté de la recherche ? Très rarement, les outils pour apprendre sont appréhendés en tant que tels. C’est-à-dire pour ce qu’ils sont d’abord et surtout : des systèmes (ou parties de systèmes) d’information et de communication. La question, le plus souvent, est éludée purement et simplement.

Ce qui est donc en cause ici, c’est l’oubli dont la plupart des approches concernées seraient responsables : celui des deux dimensions, communicationnelle et éducative, constitutives de l’instrumentation pédagogique. Double et symétrique, cet oubli aurait pour première conséquence d’empêcher de prendre la mesure de ce à quoi elle sert : mettre en relation des individus avec des savoirs et, dans un sens plus large, instrumenter et médiatiser une partie ou la totalité des activités concourant à cette mise en relation. D’autres conséquences suivront, on le verra, touchant à l’impossibilité d’aborder du même coup les problèmes qu’elle rencontre dans la formation en relation avec ceux que les Tic posent en général et sous leur éclairage.

Pour le moment restons-en toutefois au point de départ. Il procède du constat d’une lacune et du souci de la combler. L’interrogation qui en découle exprime aussi l’objectif des réflexions qu’il appelle : quelle approche des outils pour apprendre et des enjeux dont ils sont porteurs, dans les contextes et à la lumière de l’informatisation sociale et de l’industrialisation de la formation ?

Telle sera l’interrogation. Encore faut-il s’assurer du bien-fondé de sa prémisse. Y seront consacrés les deux premiers temps de l’analyse, relatifs aux origines du double oubli postulé initialement. Dans un troisième temps, interviendront les voies de la recontextualisation, elles-mêmes suivies, dans un quatrième et dernier temps, de l’évocation de ce vers quoi peut et doit tendre une approche communicationnelle de ces outils.

Oubli du communicationnel

Comment s’assurer de la pertinence du constat de départ sans se tourner d’abord vers la production scientifique des pédagogues et chercheurs en éducation ? De fait, c’est bien à eux, en tout premier lieu, qu’il revient normalement d’étudier fonctionnement et incidences des outils servant d’adjuvants à l’apprentissage.

Or, le diagnostic s’impose immédiatement, sans réserve ou presque (2). Leurs approches excluent a priori les facteurs relatifs à la dimension communicationnelle de ces outils. Cela tient à ce que la priorité accordée par la pensée pédagogique dominante au savoir acquis suppose qu’en soient sous-estimés d’autant les moyens pour l’acquérir. En résulte l’occultation des médiations, spécialement techniques (3).

Cette occultation, il est vrai, ne date pas d’aujourd’hui. Il y a près de trente ans, Sylvain Roumette (1972, p. 27) l’évoquait déjà en dénonçant, jusque chez certains praticiens de l’audiovisuel, la négation des « processus de structuration et de découverte qui fondent la connaissance en tant que praxis ». A sa suite, Geneviève Jacquinot (1981, p.8) incrimine « la tradition médialogique ». Et de reprocher à celle-ci, en substance, une conception réifiante du savoir qui voit dans les médias des enveloppes où, tant bien que mal, les messages auraient à rentrer. Vieille dichotomie : d’un côté, le contenant ; de l’autre, le contenu. Le premier impose un format, rien de plus ; le second porte le sens, rien de moins.

Pour ancienne qu’elle soit, la critique n’en reste pas moins d’actualité. Ainsi est-il caractéristique de l’oubli du communicationnel dans l’éducation en général et de celui des outils de la formation en particulier que, parmi les rares histoires consacrées à ceux-ci, aucune ne soit disponible en français à l’heure actuelle (4). Et de celles qui existent, en langue anglaise, la plus complète, celle de Saettler (1968), a plus de vingt ans d’ancienneté. Quel contraste ! Jamais l’on n’aura tant parlé de technologies, mais l’on ignore ce qu’en précurseur du multimédia, l’audiovisuel fut aux États-Unis, chez les pédagogues des années 30. Ou ce qu’il devint entre le milieu des années 60 et la fin des années 70 en France, à l’initiative d’un groupe de sémiologues, militants et pédagogues (Bergala, 1975, La Borderie, dir., 1978).

Plus récentes, les monographies sont à peine plus nombreuses. Elles ont en outre le défaut de leur qualité. Ce qu’elles gagnent en précision dans l’appréhension d’un outil et de ses usages successifs, elles le perdent en extension par rapport aux autres. La raison en est simple. De l’une à l’autre de ces histoires parallèles et singulières, sont à chaque fois privilégiées des entrées par supports, modes ou systèmes : manuel scolaire (Choppin 1992), audiovisuel éducatif (Perriault 1981), enseignement assisté par ordinateur (Baron et Bruillard 1996), formation à distance (Marot et Darnige 1996), etc. Comment, de la panoplie, délivreraient-elles alors autre chose que des vues partielles ?

La même remarque vaut pour les études de cas, entre modes d’emploi et appréciations critiques. Une différence les distingue cependant des écrits précédents : leur importance numérique. Même en France où la recherche technico-pédagogique a longtemps été réservée à de rares pôles – dont le défunt Centre audiovisuel de Saint-Cloud (Lefranc, dir. 1972) -, elle a rattrapé son retard. Ici comme ailleurs, il n’est donc pas un outil qui n’ait suscité ou ne suscite encore de longs et multiples développements. Ainsi en a-t-il été, avant le cédérom et le « visioPC », de l’épiscope et du rétroprojecteur, de la presse à imprimer et du laboratoire de langue, de la radio et de la télévision, et même du vidéodisque et du cédérom-interactif.

Sans doute ces travaux rendent-ils de grands services. Ils guident les praticiens, informent les décideurs, orientent les concepteurs. Telles ont toujours été leurs missions, indispensables. Aussi élaborés soient-ils, ils laissent cependant l’observateur sur sa faim. Frappante est en effet la méconnaissance systématique dont ils font preuve concernant les propriétés médiatrices des outils. Contre toute raison, ils privent en effet ces derniers du statut d’objets informationnels et communicationnels qui est le leur. Et ils n’ont pas davantage de motifs de nier leur contribution à la production et à la consommation de biens culturels industrialisés. Pour être scolaires, le livre, la télévision ou le cédérom n’en sont-ils pas moins livre, télévision et cédérom ?

Il n’est pas non plus jusqu’à l’expert de terrain, pourtant enclin à privilégier les vues à courte ou moyenne portée, qui ne laisse percer quelquefois son insatisfaction, voire son irritation. Ainsi font Eric Barchechath et Serge Pouts-Lajus (1991, p. 7), s’élevant contre l’exclusivité réservée à la « référence à l’enseignement et à la transmission [qui] compromet toute imagination prospective de ce que peuvent être les attentes des utilisateurs. » Attentes, en effet, mais aussi, compléterons-nous, habitudes, représentations, contraintes subjectives et limitations objectives… Bref, tout ce qui, hors contexte éducatif, y pèse néanmoins sur le choix et les utilisations des outils pour apprendre. Intervient donc ici l’ensemble des critères d’ordre économique, culturel, organisationnel, politique et industriel qui renvoient à ce qui, de ces outils, fait des produits et des marchandises culturelles. Qu’on le veuille ou non.

Ces critères, il est vrai, n’interviennent nullement dans le calcul hic et nunc de leur utilité et de leur efficacité. C’est qu’ils sont étrangers à l’ordinaire du pédagogue et du technologue de l’éducation. Pourquoi s’en préoccuperait-il au demeurant tant qu’il n’a d’autre objectif, en toute connaissance de cause (pense-t-il), que d' »inoculer de nouveaux moyens de communication à l’école » (Miège 1989, p.76) ?

Les apparences, pourtant, sont trompeuses, et le libre arbitre, illusoire. Du moins est-il sérieusement limité par les conditions pesant sur la disponibilité des outils et systèmes telles que le niveau d’équipement général et les usages de ces systèmes dans les sphères du loisir et de l’activité laborieuse. Il ne l’est pas moins par exemple par les politiques publiques et les orientations industrielles dans le domaine. D’où cette exigence a contrario pour les développements à venir : appliquer aux outils et systèmes de formation les analyses valant pour l’ensemble des outils et systèmes d’information et de communication. Faute de quoi, la recherche se condamne à des aperçus excessivement parcellaires par ignorance des contextes présidant à leur conception, à leur diffusion et à leurs applications. Telle sera la première condition à remplir pour restituer à l’analyse de ces outils l’une de leur deux dimensions constitutives.

Oubli de l’éducatif

Nous voici donc maintenant de l’autre côté, sur le versant des grandes manœuvres des firmes et des enjeux sociétaux. A ramener la dimension communicationnelle, ne court-on pas toutefois le danger d’en oublier l’éducative ? Et de tomber du même coup dans un travers aussi grave que le précédent, même s’il en est l’inverse ?

Aux industriels concernés, indiquons-le d’emblée, ce serait en fait une erreur de supposer une quelconque sous-évaluation des particularités des marchés de la formation. Non seulement les principaux protagonistes, Bertelsmann, Vivendi, Lotus, Hachette, Microsoft, Apple et les grands opérateurs de télécommunication ont pris conscience de l’importance des marchés éducatifs, mais, mieux encore, ils ont pris conscience de leur spécificité.

Avant d’en examiner les raisons, plus bas, l’on en produira un témoignage, parmi d’autres, en citant la déclaration récente d’Eric Boustouller, directeur du marketing de Compaq France : « Le marché de l’éducation (…) peut devenir générateur de marges s’il est adressé (sic) de façon spécifique » (cité par Caulier 1998, p.40). Plus significative encore est l’actuelle multiplication des rachats de firmes spécialisées. Ainsi, l’un des derniers en date, celui de Cendant Software, n° 2 du marché mondial des logiciels éducatifs, par Havas, illustre parfaitement le sens des politiques : tenir les deux bouts de la chaîne en articulant contenants et contenus et surtout substituer aux offres généralistes, valables pour l’enseignement comme pour les autres secteurs d’activité, des approches ciblées, destinées au seul enseignement. Dans le même sens vont également les créations de divisions ou filiales spécialisées dans un segment, par exemple enseignement supérieur, comme c’est le cas à Citcom, du groupe France Télécom.

Or, aussi paradoxal que cela puisse être, la dimension éducative ne jouit pas du tout, mutatis mutandis, d’une semblable reconnaissance de la part des recherches sur la technique, la communication et les techniques de communication en général. Loin s’en faut, même.

Faut-il rappeler qu’il est pourtant peu de secteurs où la technique exerce un aussi grand rôle que ceux de la formation ? Et qu’il en est encore moins où changements et évolutions sont plus visibles ? Remarquables sont à cet égard l’inventivité des concepteurs et la réceptivité des usagers, enseignants et enseignés. Plus impressionnantes encore sont l’importance des marchés et enjeux financiers et l’ampleur des débats publics, souvent virulents, autour des projets dans le domaine.

Cela fut vrai du tableau noir, déjà pratiqué dans les écoles des Frères sous l’Ancien Régime avant d’être généralisé vers le milieu du XIXe siècle, comme ce l’est aujourd’hui du micro-ordinateur et d’Internet. A chaque fois ou presque, les acteurs concernés débattent, des camps opposés se forment, l’opinion publique s’émeut. Sait-on par exemple, extraordinaire matériau pour des historiens à venir (puisque ceux du temps présent ne s’en soucient apparemment pas), qu’un mouvement de fond anti-Internet secoue actuellement les universités américaines, et qu’y résonnent parfois des accents luddistes (5) ? Deux mois d’une grève dure à la York University contre l’introduction des Tic et les partenariats avec le privé ; 70 % de refus de remise des documents pédagogiques sur le Web à l’University of California et à la Florida Gulf Coast University ; grande manifestation à Washington contre les digital diploma mills (usines numériques à diplômes)…

Or, de ces mouvements et d’autres événements du même type, il n’est aucunement question dans les travaux des historiens et analystes de la technique et de ses enjeux sociaux. Par exemple, les sommes de Mumford, Giedion, Gille ou Gimpel, pour ne citer que les principales, restent systématiquement muettes sur les instruments de l’apprentissage et sur l’accueil qui leur a été réservé au cours de l’histoire. L’on saura tout ou presque des outils de la mine, de la minoterie ou de la métallurgie, mais, de ceux de l’éducation et de leurs usages, tout se passe comme s’il n’y avait rien à connaître ni à dire.

Le même constat vaut pour les très rares travaux en provenance de l’économie, de la communication et des industries culturelles, pour autant que l’on puisse les caractériser aussi sommairement. Directement intéressés par la formation des marchés, leurs auteurs ne paraissent pas l’être, en revanche, par les marchés de la formation. C’est le cas de Jean-Marie Albertini (1992), auquel, comme à Jacques Perriault (1996), l’on est bien obligé de reprocher une attirance excessive pour des modèles importés : en l’occurrence, ceux de la grande distribution. Du coup, ils sous-estiment les particularités de l’éducatif, considérant en substance que, puisqu’il s’y trouve du service, celui-ci doit bien s’apparenter à ceux de la restauration et de l’hôtellerie. Or, l’expérience montre au contraire, à commencer par les échecs des organismes qui se sont essayé à de tels rapprochements, que tout oppose le self-service de McDonald’s et le libre-service d’une salle d’auto-formation.

D’autres auteurs, semblablement obnubilés par l’industrialisation en général, ignorent à leur tour ce que l’industrialisation de la formation a de particulier et a fortiori ce dont lui est spécifiquement redevable l’innovation technologique. Typique est, à cet égard, la position de l’un des héritiers de l’École de Francfort, Hans-Magnus Enzensberger (1973), tellement frappé par l’ampleur des phénomènes que, sans autre forme de procès, il en réfère les modalités à celles du régime général, de l’usine. D’où le privilège excessif qu’il accorde par exemple à la substitution du capital au travail, thème discutable repris ensuite par tous les technophobes de principe, jusqu’à Fumaroli et Finkielkraut.

Le cas d’Entzensberger n’est pas isolé. A la même époque, mais dans une perspective opposée, l’économiste Lê Tanh Khoi procède de la même manière. La manufacture lui sert également de référence mais positive, cette fois : son idéal est celui des économies d’échelle grâce à l’enseignement à distance. Rétrospectivement, il y a donc une sorte de fordisme implicite appliqué au domaine de l’éducation. Des deux côtés, cependant, le résultat est le même : de véritables contresens quant à la manière dont les Tic s’intègrent dans les secteurs de la formation.

Doublement privés de marge de manoeuvre et d’autonomie, ces secteurs n’auraient d’autre choix, semble-t-il, que de se voir proposer des outils exogènes pour des usages et selon des schémas conçus ailleurs. Hors des lieux où s’inventent et se renouvellent les formes et les réseaux du lien social, en relation avec la transformation des modes d’organisation du travail et des loisirs, ils hésiteraient alors entre deux réactions. Ou bien refuser ces outils, en quoi ils feraient la preuve de leur hostilité à l’égard des grandes transformations de la société. Ou bien les adopter, en se pliant tant bien que mal à des modèles industriels importés.

Ils s’y plieraient d’ailleurs si difficilement et de si mauvais gré qu’ils occuperaient de toutes façons la dernière place sur le palmarès de la modernité que ces outils sont justement censés incarner. Jugée positivement ou négativement selon les points de vue, cette relégation serait due à la légendaire résistance au changement des enseignants. Les conséquences en seraient prévisibles. Ne demandant rien, l’éducation n’aurait droit à rien : aucune initiative, aucune originalité. Il y a pourtant longtemps que cette représentation s’est révélée inexacte. Et ce, pour trois raisons au moins.

La première tient à une évidence : dans le monde de l’éducation pas plus qu’ailleurs, il n’y a de résistance innée au changement, technologique ou non. En soi, la notion est contestable ; à plus forte raison perd-elle toute validité, appliquée aux contextes éducatifs. Certes, face à telle ou telle innovation (technologique ou autre), des oppositions catégorielles ou circonstancielles se font régulièrement jour chez les enseignants comme chez les apprenants. Rapportées à leurs contextes, conflits d’intérêts et stratégies corporatistes, elles n’ont rien que de parfaitement explicable. Ce ne sont toutefois pas des oppositions générales, visant toute innovation a priori. En outre, elles sont loin d’entraîner l’ensemble des acteurs et des secteurs concernés. Et surtout, tout compte fait, il y a peu de domaines où des types différents d’outils, accompagnés des changements de méthodes afférents, sont proposés, souvent adoptés, à un rythme aussi soutenu. Les flux et reflux de la technologie éducative, outils et théories, de ces trente dernières années sont là pour en témoigner : télévision et radio scolaire, circuits fermés de télévision, laboratoires de langues, micro-informatique, réseaux câblés, nano-réseaux, Internet, cédérom, Intra et Extranet…

La deuxième raison tient à ce qui a été signalé plus haut : la formation intéresse les industriels de la communication pour elle-même et non en tant que sous-marché. Pourquoi ? A cause des débouchés d’aujourd’hui et, plus encore, à cause de ceux à venir dont, futurs prescripteurs, les élèves et les étudiants sont la promesse. A ces industriels et au premier d’entre eux, l’incontournable Microsoft, les voies du scolaire et de l’universitaire ont d’ailleurs été largement ouvertes depuis plusieurs années. Mais pourquoi cet intérêt spécifique ? Parce qu’ils ont également pris conscience des particularités du secteur. Ainsi, par exemple, du rôle majeur des enseignants et formateurs entre offre et demande ou de l’omniprésence de l’État à la fois régulateur, employeur et financeur principal, ou encore de la prévalence d’un Service public allant jusqu’à imposer ses obligations aux opérateurs et prestataires privés, etc. Autant de traits et normes propres au domaine justifiant la nécessité de développer des stratégies adaptées.

La troisième et dernière raison tient à ce qu’il n’aura pas fallu que deviennent à la mode « Société pédagogique » et « Knowledge Economy » pour que l’éducation soit reconnue comme la terre promise de l’invention des médias et la rampe de lancement de leur diffusion et appropriation sociale. C’est effectivement par l’école et l’appareil de formation en général que transitent et sont mises à l’épreuve la plupart des innovations, a fortiori celles qui relèvent de ce que Jack Goody (1986) appelle les « technologies intellectuelles ». Plus que l’ordinateur et bien avant lui, le livre en témoigne, dont on sait ce que le format et la diffusion de masse doivent aux systèmes éducatifs modernes.

Telles sont, brièvement résumées, les raisons militant contre toute représentation par trop schématique, inspirée de la métaphore balistique de la forteresse assiégée et bombardée. Il n’est pas vrai, contrairement à ce que sous-entendent la plupart des travaux sur la communication et les médias en général, lorsqu’ils portent sur l’éducation, que les outils viennent de l’extérieur s’imposer à des secteurs qui n’en peuvent mais. Leur intégration se fait autrement subtilement et les travaux en question se privent des moyens d’en rendre compte. Non parce qu’ils occultent le communicationnel, bien évidemment, mais parce qu’au nom du communicationnel, c’est l’éducatif qu’ils mettent cette fois entre parenthèses.

Recontextualisation

Avant d’en venir concrètement aux dispositions à prendre pour éviter les deux oublis qui viennent d’être indiqués, il faut envisager encore les problèmes qu’ils posent respectivement, à travers les illusions qui leur sont sous-jacentes : celle d’un appareil de formation miraculeusement tenu à l’écart des processus de l’industrialisation de la culture et de la communication et celle, antithétique, d’une industrialisation de la formation non moins miraculeusement alignée sur ces processus.

Comme on vient de le voir, à l’origine de ces illusions, il y a un refus : pour la première, celui de tenir ces outils pour des marchandises ou, ce qui revient au même, d’envisager qu’ils entrent dans la composition de marchandises et de considérer corrélativement qu’ils relèvent des industries et du commerce de l’information, de la communication et de la culture ; pour la seconde, celui de tenir ces marchandises pour spécifiques, c’est-à-dire d’attribuer au commerce et aux industries de la formation des modes différents de ceux qui prévalent dans le reste des industries culturelles.

L’effet conjugué de ces deux refus est d’aborder les outils pour apprendre en s’interdisant d’emblée de prendre en compte des objets et questions d’une importance cardinale pour la compréhension des évolutions du système éducatif, lui-même en relation de capillarité avec les autres sphères et systèmes sociaux. S’en trouve bannie toute possibilité de rapprochement à des fins de comparaison et d’analyse avec les mutations du même type, hors l’école, qui, de longue date et notamment par les médias et la médiatisation, affectent les autres domaines de la production et de la transmission intellectuelle.

En soi, la restriction est donc déjà fâcheuse. Elle rappelle d’ailleurs, toutes choses égales par ailleurs, le refus d’une part de la pensée de l’éducation, dans les années 70, d’admettre le poids déterminant de facteurs comme le pouvoir et l’idéologie. Dans la situation actuelle, cette restriction a toutefois une conséquence négative de plus, qu’elle doit à l’amplification et à la systématisation des mutations en question.

Sans doute n’y a-t-il pas lieu d’en tenir responsables les « nouveaux » outils. D’une part parce qu’il est plus exact de parler de concomitance entre des transformations internes de la formation et l’extension de la numérisation des outils et ressources éducatives, liée notamment à la généralisation des systèmes experts, du multimédia et d’Internet. D’autre part parce que les outils et transformations en cours sont extraordinairement disparates.

Deux exemples extrêmes : qu’y a-t-il de commun entre, d’un côté, des logiciels destinés, dans de grands organismes de formation continue, à la planification et à la gestion par les tuteurs des parcours individualisés de formation des stagiaires, et, de l’autre côté, les cédérom de langue ou d’autres disciplines proposés en libre service à des élèves ou à des étudiants désireux de compléter leurs connaissances ? Certes, les deux relèvent de la catégorie des outils pour apprendre, au double sens d’enseigner et d’acquérir des savoirs. Toutefois, les premiers sont des dispositifs d’aide à la décision et d’automatisation de la planification et de la coordination des stages. Ils n’entrent donc pas dans l’activité d’apprentissage elle-même, quoiqu’ils en déterminent les modalités, notamment en permettant l’individualisation des parcours. Dans le second cas au contraire, nous sommes en présence de supports d’enseignement, dont la fonction n’est d’ailleurs guère différente de celle, traditionnelle, des précepteurs et répétiteurs. Les outils sont donc hétérogènes et, avec eux, les tendances ne le sont pas moins.

De par leur diversité même toutefois, les uns et les autres n’en révèlent que mieux l’ampleur et les ramifications de ce à quoi ils concourent : médiatiser, automatiser, rationaliser, standardiser et en même temps modulariser pour décliner la variété des ressources et prestations. Autant de fonctions à imputer à des tendances industrielles.

Précisément, c’est bien d’industrialisation de la formation qu’il est question, et non plus seulement d’industrialisation dans la formation. Celle-ci se traduit en effet par la présence des outils et médias à tous les niveaux du système éducatif sous la forme de productions culturelles industrialisées, du livre scolaire au cédérom. Avec celle-là, il s’agit de l’alignement (plus ou moins abouti) des manières d’enseigner et d’organiser l’enseignement sur les impératifs d’une rationalisation et d’une standardisation prenant à contre-pied habitus et modes de fonctionnement ordinaires. En résulte une véritable recomposition de la formation elle-même, par rapport à laquelle les outils pour apprendre sont des vecteurs et des catalyseurs.

Implications socio-économiques

Ces précisions étant apportées, se pose la question des implications extra-pédagogiques qu’au titre de la dimension communicationnelle, il convient d’intégrer à l’analyse. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’on identifiera trois niveaux interdépendants mais distincts : celui des logiques sociales et des représentations accompagnant les usages sociaux de ces outils ; celui des logiques de l’offre et des conditions de leur mise en marché ; celui, enfin, des logiques organisationnelles et des modalités de leur intégration. De l’un à l’autre, reviendra la perspective industrielle, telle qu’elle vient d’être évoquée.

Logiques et représentations sociales

Au premier niveau, l’on ne peut qu’être surpris par la rareté des mentions, dans la littérature pédagogique, à la manière dont les représentations sociales et les filiations d’usage jouent dans les décisions d’équipement. L’on peut supposer que l’origine d’une telle lacune est à rechercher du côté de l’influence excessive que ces approches prêtent aux modèles pédagogiques. Ou, plus exactement, à leur difficulté à appréhender ce qui est en jeu, à travers ces modèles, du point de vue des logiques sociales.

Certes – qui le niera ? – ceux-ci ne comptent pas pour rien. A première vue, c’est même d’eux que découle le choix des outils, la théorie créant l’organe en quelque sorte. Ainsi l’enseignement programmé par ordinateur est-il directement motivé par le schéma béhavioriste ; à l’inverse, Logo s’inscrit naturellement dans la perspective piagétienne.

L’on s’aperçoit toutefois, malgré ce qui en est fréquemment dit, que l’antagonisme entre Skinner et Papert, par exemple, ne se réduit pas au clivage de deux philosophies de l’éducation : l’ancienne, mécaniste, contre la nouvelle, cognitiviste. Non moins sûrement est-il motivé par des conflits autrement structurants et dont on discerne mieux les enjeux dès que l’on en repère les manifestations ailleurs : dans l’organisation du travail, où ils mettent aux prises taylorisme et post-taylorisme ; dans l’organisation de la consommation, où ils opposent à la standardisation la diversification des pratiques, leur personnalisation, voire leur individualisation.

Par conséquent, ce sont aussi et surtout des modèles sociaux et, fondamentalement, des visions politiques contradictoires qui sont en présence. De là vient également que les outils qui leur correspondent dans le domaine de la formation révèlent et cristallisent des clivages idéologiques qui les dépassent de beaucoup. Héritier de l’économie classique, l’individualisme « pur » trouve aujourd’hui de quoi s’alimenter à bon compte aux thèmes de l’enseignement sur mesure et de l’éducation de la deuxième chance. Ces outils ne font pas que cela, cependant. A ces modèles et visions ils offrent aussi les terrains de l’éducation comme autant de prodromes ou bancs d’essai.

Ainsi par exemple, à la Révolution française avec Condorcet et au nom des Lumières, la revendication en faveur de l’autonomie du sujet social, aux racines de la pensée occidentale (Taylor 1998), trouve-t-elle dans l’école son lieu privilégié d’expression. Mais Joffre Dumazedier (1996), qui cite Condorcet justement, ajoute qu’il aura fallu les médias actuels pour donner corps à cette revendication et la rendre applicable à la société toute entière. Et de mentionner en première ligne la télévision scolaire dont, dit-il en substance, il est significatif qu’un pays comme la France, peu porté vers une formation permanente moderne et démocratique, ait cru bon de devoir se passer, alors que tant d’autres pays s’en dotaient ou en renforçaient les moyens techniques et financiers de fonctionnement.

Dumazedier a raison, mais les choses ne sont pas si simples. Historiquement en effet, les incidences de l’autonomisation du sujet sont ambivalentes. Pour avoir été aux fondements de l’émancipation des citoyens et de l’instauration de l’espace public dit « bourgeois », elle est aussi devenue la voie privilégiée de la privatisation de ce même espace. Et l’on ne peut ignorer que ce sont les médias, en l’occurrence, qui ont joué (et jouent encore) un rôle décisif dans la métamorphose, en favorisant par exemple la conversion, propre au XIXe siècle, de citoyens exerçant publiquement leur raison en consommateurs ciblés par la publicité. Bien sûr, il ne faut pas voir dans cette perversion de l’esprit des Lumières une raison pour en disqualifier l’un des principes fondateurs, plus que jamais d’actualité. Pour autant, il serait inopportun d’ignorer cette ambivalence et l’hypothèque qu’elle fait peser sur les activités de formation.

L’hypothèque est d’autant plus lourde d’ailleurs qu’après ceux de l’information et de la culture, ce sont les champs de l’éducation qui sont affectés par cette inversion des valeurs. Il est remarquable, à cet égard, que l’ambivalence y imprègne aujourd’hui tous les discours et projets. Par exemple, de quelle autonomie parle-t-on et laquelle pratique-t-on lorsque l’on envisage de « mettre l’apprenant au centre du dispositif », selon la phraséologie officielle, et de régler l’ensemble des prestations de formation sur ses attentes et ses besoins ? Il se peut que ce soit celle d’un sujet responsabilisé et conscient des progrès qu’il a à accomplir et des ressources à mobiliser pour cela. Il lui faudra alors disposer des moyens de son autonomie, à charge pour l’institution dont il dépend de redoubler d’assistance et de prestations jusqu’à atteindre ce que Bertrand Schwartz appelait « autoformation assistée ». Ou bien il s’agira de l’autonomie d’un « consommateur d’école » (Ballion, 1982), laissé à lui-même face à des ressources qui sont simplement tenues à sa disposition ou qu’il doit lui-même se procurer. Sans guide ni mode d’emploi, il ne jouira par conséquent que d’une liberté formelle, privé des moyens de l’exercer réellement. De l’autodidacte il aura les avantages, l’absence de contrainte, le plaisir de ne faire que ce qui lui plaît. En réalité, il en aura surtout les inconvénients : le désordre de savoirs décontextualisés, l’incohérence des trajectoires, la difficulté à se situer lui-même par rapport à elles, et l’intérêt que ses interlocuteurs ne lui manifestent qu’en fonction de son aptitude à accéder au marché du didacticiel et du ludo-éducatif.

Entre les deux scénarios, tout dépend évidemment de la conception de l’éducation et du service public que les responsables politiques et les acteurs du système se font. Fondamentalement, tout dépend donc des politiques et logiques sociales dominantes dans les circonstances et des rapports de force entre les intérêts en présence.

Logiques de l’offre commerciale et industrielle

Le deuxième niveau à prendre en compte dans l’approche communicationnelle des outils pour apprendre est celui des logiques régissant l’offre commerciale et industrielle. A leur propos le même raisonnement que précédemment demande à être tenu, et pour les mêmes raisons. Faute de quoi, n’en seraient pas moins ignorés quelques-uns des facteurs essentiels contribuant à la disponibilité de ces outils ou à leur indisponibilité.

Si l’on voulait donner une idée de l’importance de ces facteurs, il suffirait de considérer le poids dont pèse le critère de la plus ou moins grande divisibilité (au sens économique du terme) de l’offre technologique. A l’aune de ce critère, se trouve en effet formulée l’une des questions majeures sous-jacente à la controverse entre personal et network computer, aussi bien en dehors qu’au sein du système éducatif.

Dans quelle mesure cette controverse intéresse-t-elle les pratiques pédagogiques elles-mêmes ? Au prix d’une simplification probablement excessive, indiquons que deux options sont en présence, dont la première invite à concentrer la plus grande partie des logiciels et capacités de traitement de l’information du côté du terminal. S’en trouve limitée d’autant la part d’intelligence du réseau. Cette option est donc celle de l’ordinateur personnel dont, en l’occurrence, chaque élève demande à être doté.

Mais par qui le sera-t-il ? Ici commencent les difficultés. Certes, les établissements scolaires ont pour mission d’assurer la disponibilité d’un certain volant de matériel et de programmes. C’est même l’objectif des politiques d’équipement que d’en élargir l’accès autant que possible. Il n’est pas exagéré de dire, à cet égard, que le combat pour la démocratisation de l’enseignement passe aujourd’hui par cet objectif. Il est toutefois loin d’être atteint, comme on le sait. En outre, aussi bien équipés soient-ils, les établissements n’ont de toutes façons pas vocation à fournir à chaque élève l’ordinateur dont il a besoin. D’où l’appel au domestique. L’obligation, certes, sait se faire discrète ; elle n’en est pas moins impérative. Aux familles qui le peuvent (mais elles ne le peuvent pas toutes justement) il revient de faire l’achat d’unités comprenant l’ensemble du dispositif, matériel et programmes. Tel est le scénario auquel on assiste dans tous les pays développés, ainsi qu’en témoigne l’impressionnante croissance du marché domestique de l’informatique grandement stimulé par les prescriptions scolaires.

Privilégiant la mutualisation du réseau, la seconde option diffère radicalement de la précédente. La part la plus importante de la charge financière, pour l’équipement comme pour les programmes, est en effet concentrée en amont, l’intelligence étant rejetée du côté du réseau. Or, c’est aussi la partie du système dont les établissements sont propriétaires. Dès lors, l’usager final est dégagé du poids principal de la charge financière, le terminal dont il a besoin étant relativement rudimentaire. Telle est l’option qui a déterminé les réseaux informatiques locaux d’établissement et qui pourrait connaître une extension, sinon une véritable relance, grâce aux Intranet.

Entre ces deux options, les différences sont de taille et leurs implications respectives, majeures. De fait, par-delà l’alternative des types de matériel et d’architecture de systèmes, c’est bien l’un des principes de base du service public éducatif qui est sur la sellette. Maintien ou abandon de la gratuité de l’accès aux ressources ? Tel est le questionnement fondamental, touchant à la privatisation de la formation, révélé et cristallisé par la technique. Qu’ensuite diffèrent également pédagogies et modèles éducatifs en fonction des dispositifs choisis, c’est évident. Toutefois, ce ne sont pas ces divergences-là qui sont décisives ; compte bien davantage le choix industriel préalable.

L’importance de la dimension industrielle se marque également à travers les concurrences entre les filières respectives de l’audiovisuel, de l’informatique et des télécommunications, ainsi que les alliances entre leurs tenants. Alliances en apparence fort loin des préoccupations des pédagogues et pourtant décisives par rapport aux applications et à la disponibilité des outils. N’est-ce pas d’elles, effectivement, que sont issus tous les médias de l’actuelle génération et, accessoirement, leurs applications dans l’enseignement : DVD, cédérom, banques de données et d’images, Internet, etc. ?

En veut-on un indice parmi de nombreux autres ? Nombre de technologues de l’éducation des années 80 (Guihot et al. 1986) constatent, expériences à l’appui, que le vidéodisque interactif est l’outil le plus adapté aux attentes des enseignants, tant pour sa capacité de stockage que pour la flexibilité de ses interfaces. A l’inverse, les mêmes (ou d’autres), au cours des années 90, reprochent au cédérom les limitations de ses capacités de stockage et l’excessive rigidité de ses modes d’accès à l’information. Rien n’y fait. C’est pour des raisons industrielles et commerciales, extra-pédagogiques par conséquent, que le cédérom s’impose tandis que le vidéodisque rejoint l’enfer de ces bonnes technologies auxquelles l’on n’a pas su trouver de marché.

L’exemple demanderait bien sûr à être développé pour qu’apparaisse mieux l’ensemble des raisons ayant prévalu en l’occurrence. Il dit toutefois déjà assez combien, étrangères à toute considération éducative, les logiques de l’offre industrielle et commerciale pèsent sur la nature, les propriétés et les fonctionnalités des outils pour apprendre. Et ce, le plus souvent à l’insu des principaux intéressés.

Logiques organisationnelles

Le troisième et dernier niveau à intégrer à l’approche communicationnelle de ces outils est celui des logiques de l’organisation et des acteurs. Comme on le sait, celles-ci interviennent à chaque innovation, technologique ou non. Aucun outil ne s’impose tout fait ; pour trouver son emploi, il faut à chacun des circonstances propices : des fédérations d’alliés pour en assurer la promotion contre les fédérations d’autres alliés.

Il n’en est donc pas un qui n’ait été adopté en éducation (comme ailleurs) sans que ses fonctionnalités et usages ne portent la marque des interventions contradictoires, conflits d’intérêts et éventuels compromis qu’il a suscités de la part des acteurs sur le terrain. A cet égard, l’image de la plaque sensible évoquée par Yves Stourdzé (1987, p. 237) dans un contexte assez proche illustre bien la manière dont corrélativement, usages et fonctionnalités se créent et se développent.

Rares sont cependant les cas où la malléabilité objective de l’outil en question et la visibilité des intérêts en présence sont aussi grandes que dans les microcosmes de l’enseignement. Du moins l’avons-nous vérifié dans celui qu’il nous a été donné d’étudier à travers les avatars du projet de « satellite éducatif » aux USA, au Canada et en France, durant la décennie 70 (Moeglin 1994). Dans chaque programme, se fait en effet sentir l’influence de structures contractuelles, associations plus ou moins institutionnalisées de représentants des différents mondes concernés : industrie spatiale, autorités éducatives, experts, représentants des usagers, etc. Peu importent les critères présidant à ces alliances : utilité objective de l’outil, convergence d’intérêts, affinités personnelles, expériences antérieures, traditions institutionnelles… Les combats sont d’autant plus vifs et leur issue d’autant plus déterminante qu’en résultent directement les types d’applications à mettre en oeuvre. Par exemple en France et, dans une moindre mesure, au Canada, c’est l’association des représentants des télécommunications et des représentants des usagers qui l’emporte, contre radiodiffuseurs et responsables éducatifs. Ce sont dès lors les applications bidirectionnelles qui sont privilégiées durant près de cinq ans via le satellite Symphonie. Aux USA en revanche, si ce sont les applications radiodiffusées qui l’emportent, cela vient de ce qu’une alliance du même type a permis aux experts en éducation et aux représentants de la câblodistribution d’imposer leurs vues. En découlent toutes les applications satellitaires à l’éducation, depuis la série des ATS jusqu’à aujourd’hui.

Le plus significatif est que, dans un cas comme dans l’autre, les destinées de la formation à distance par satellite trouvent bien leurs origines respectives dans les priorités définies a priori en fonction des rapports de force organisationnels et des jeux d’acteurs. C’est là, nous semble-t-il, une illustration éloquente de leur importance par rapport aux considérations de type pédagogique, alors même que les acteurs tendent naturellement à mettre en avant celles-ci comme si celles-là n’existaient pas.

Conclusion

A relire le jugement qu’il y a près de trente ans, Jean Baudrillard (1972, p. 200) portait sur la théorie des médias de masse, l’on ne peut manquer d’être frappé par l’ampleur des progrès accomplis. Il écrivait à l’époque : « Voué à une idéalité intermédiaire et à une pratique sociale aveugle, le ‘mode de communication’ a eu le loisir depuis un siècle de ‘faire sa révolution’ sans rien changer à la théorie de la production. » Nul ne doute aujourd’hui que la révolution théorique a bien eu lieu, serait-elle inachevée et Baudrillard n’en serait-il plus le porte-parole.

Du côté des outils pour apprendre, cette révolution se fait en revanche toujours attendre. Victimes du pédagogisme et de l’industrialisme imprégnant respectivement approches éducatives et communicationnelles, ils donnent l’impression d’échapper plus que jamais à toute prise en compte réaliste. C’est-à-dire à toute considération de ce qu’ils sont en tant que produits et résultats des logiques socio-économiques, culturelles et idéologiques qui en déterminent disponibilité, fonctionnalités et modalités concrètes d’utilisation.

Objectera-t-on que, du ministre à l’enseignant, la méconnaissance de ces déterminations prévaut uniformément ? Ce n’est en fait qu’un motif supplémentaire pour rompre avec l’illusion d’un appareil éducatif échappant comme par miracle aux grandes mutations qui, sans l’atteindre, traversent le reste de la société. Toute proportion gardée, le temps ne serait-il pas venu en effet d’opérer en matière de technologie des révisions du même type que celles qu’hier, la sociologie de l’éducation effectua à propos du rôle de l’école par rapport à la reproduction sociale ? Telle est la première étape de l’indispensable recontextualisation à laquelle nos analyses ont appelé.

Également évoquée dans les pages qui précèdent, la seconde n’est pas moins décisive. Ce serait en effet s’arrêter à mi-parcours que d’aligner l’étude des outils pour apprendre sur celle des médias en général. Autrement dit, de faire comme si l’industrialisation affectant la formation via ces outils n’était, sans trait spécifique, qu’un avatar parmi d’autres de l’industrialisation de l’information, de la communication et de la culture. En réalité, tels qu’ils viennent d’être appréhendés, ces outils ne sont pas réductibles à la forme industrialisée qui est la leur. Plus exactement, s’ils sont bien produits industriels et marchandises culturelles, ils ne sont pas que cela. Entrant dans la composition des manières d’enseigner et d’organiser l’enseignement, ils sont plus intimement liés aux contextes spécifiques de leur diffusion. Tel est leur mode d’existence : vecteurs et révélateurs d’une industrialisation qui les dépasse. Parce que c’est celle de la formation même.

Notes

(1) Ou, si l’on adopte un point de vue historique, dans celui d’une réindustrialisation faisant suite à la première industrialisation, elle-même contemporaine de la naissance de l’école de masse.

(2) Par exemple, pour les analyses de Lê Tanh Khôi (1967) puis celles menées à l’Iredu (Dijon), entre éducation et économie.

(3) Une place à part revient au courant, plus psychologique que pédagogique, inspiré par les théoriciens russes du développement cognitif (Linard 1998, Fichez 1998), avec cette réserve cependant que c’est contre la technologie qu’il met l’accent sur la médiation humaine.

(4) L’on n’en regrettera que davantage l’interruption des travaux prometteurs d’Alain Chaptal et de son équipe au sein du CNDP sur ces questions.

(5) John Ludd est un personnage mythique, sorte de Robin Wood de la manufacture naissante. C’est à lui qu’à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle, l’on impute en Grande Bretagne l’initiative de mouvements protestataires dont l’objectif était de détruire les machines supposées priver les ouvriers de leur travail et les asservir.

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Auteur

Pierre Moeglin

.: Pierre Moeglin est professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Paris Nord, où il dirige le LabSic et la formation doctorale. Ses travaux portent sur la question de l’industrialisation de la culture et de l’informatisation sociale. A ce titre, il s’intéresse notamment aux enjeux socio-économiques de la diffusion des nouvelles technologies dans le domaine de la formation. Il est l’auteur de Le Satellite éducatif. Média et expérimentation (1994) et L’industrialisation de la formation, ssd, 1998.